Jeux Mathématiques et Logiques

 

service maintenu par Gilles HAINRY, agrégé de mathématiques,
Université du Maine
I.U.T. Techniques de Commercialisation
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(France)

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Les Lingots d'Argent

 

© Gilles HAINRY, Université du Maine

 

Une découverte macabre ?

 

 

Le 20 juillet 1839, quelque part dans la vallée du Pô, entre Crémone et Parme, deux carabiniers découvrent dans une cache une caisse de bois d'environ cinquante centimètres de large, un mètre de long et vingt-cinq centimètres de haut...

 

L'époque troublée les incite à la plus grande prudence: s'agit-il du cercueil d'un enfant, des ossements d'un brigadier curieusement disparu quelques semaines auparavant, d'une caisse d'armes et munitions, ou d'un piège?

 

N'en menant pas large, ils préviennent donc leurs supérieurs et, quelques heures plus tard, avec un luxe de précautions, on fait sauter le couvercle de la boîte suspecte. Avec stupéfaction, on y trouve mille lingots rangés en dix étages de dix rangées de dix lingots. Ces lingots semblent être en argent, et la suite le confirmera.

 

Des hypothèses fantaisistes sont aussitôt élaborées; bien sûr, une fièvre de l'argent gagne les populations locales et chacun se met à chercher; en fait, personne ne trouve rien -enfin, disons plutôt que personne ne signale aucune trouvaille-, mais, curieusement, le train de vie de plusieurs familles de la région change du jour au lendemain...

 

 

 

Le trésor des Carbonari

 

 

Finalement, cette découverte intéressante des deux valeureux carabiniers est portée à la connaissance des personnalités des environs; il en ressort que l'hypothèse la plus vraisemblable est qu'il s'agit d'une partie du trésor des Carbonari...

 

Il faut tout de même s'assurer qu'il s'agit bien de lingots d'argent et non pas d'un quelconque métal ou alliage de peu de valeur; c'est pourquoi on demande le concours d'un scientifique curieux des environs, expert en calculs et grand connaisseur des principes de base de la chimie, Ettore Tribonano, dit E.T. ...

 

Ettore Tribonano n'a que vingt-et-un ans- il est né à Parme en Emilie en 1818- mais il s'est déjà fait remarquer pour ses travaux de recherche toujours empreints de bon sens et couronnés de succès.

 

E.T. s'est fait apporter un des lingots, semblable aux autres par l'aspect, les dimensions et la masse; une balance de précision, un palmer et un pied à coulisse permettent à notre jeune scientifique de mesurer ces éléments:

 

1000 grammes ;

2,483 cm de hauteur;

4,567 cm de largeur;

8,399 cm de Longueur

 

Le volume d'un lingot est donc d'environ:

95,243 cm3

 

Le même volume d'eau ayant une masse de:

95,243 g

 

On en déduit la densité de ce lingot

1000 / 95,243 ~ 10,5

 

Comme la densité de l'argent est justement d'environ 10,5 E.T. conclut, après quelques autres vérifications d'ordre chimique que les lingots sont bien comme on le supposait des lingots d'argent.

 

 

 

Les surprises de Tribonano

 

 

Ettore remarque aussi une propriété étonnante de ces lingots en forme de parallélépipède rectangle; cette propriété concerne leurs proportions:

 

Le rapport Longueur / largeur est environ 1,839

 

Le rapport largeur / hauteur est environ 1,839

 

Cette apparente coïncidence conduit notre jeune mathématicien à une étude poussée des parallélépipèdes rectangles dont nous allons maintenant développer les résultats les plus marquants.

 

 

 

Les briques

 

 

Tout d'abord, pour simplifier l'écriture, nous nommerons brique tout parallélépipède rectangle constitué d'un matériau solide homogène.

 

Un premier résultat d'ordre physique est lié à la stabilité d'une brique posée sur un plan horizontal:

 

Si l'on parvient à faire tenir cette brique sur une arête ou sur un sommet, une simple pichenette détruira cet équilibre;

Un meilleur équilibre est obtenu en posant cette brique sur une face, mais, si cette face n'est pas la plus grande, il suffit d'exercer une poussée horizontale sur la partie supérieure de la plus grande face (qui est alors verticale) pour que cet équilibre soit rompu.

La position la plus stable d'une brique sur un plan horizontal est donc telle que la hauteur (mesure d'une arête verticale) est le plus petit des trois côtés.

 

Par conséquent, par la suite, nous conviendrons d'ordonner les trois dimensions d'une brique de telle façon que la hauteur h soit inférieure à la largeur w elle même inférieure à la longueur L; la brique sera notée B(h ; w ; L).

 

Si L = w = h la brique B(h ; w ; L) est un cube;

Si L = w ou w = h la brique B(h ; w ; L) est carrée;

Si L = w + h la brique B(h ; w ; L) est fibonaccienne;

 

Les définitions ci-dessus nécessitent que nous disions quelques mots de Leonardo Fibonacci que la plupart de nos lecteurs connaissent déjà.

 

 

 

Les rectangles d'or

 

 

Leonardo Fibonacci est un mathématicien italien né à Pise, en Toscane, aux environs de 1170, décédé vers 1250; sa réputation était telle que l'empereur Frédéric II lui posa des énigmes qu'il résolut dans Liber Quadratorum; les plus célèbres sont:

Trouver un nombre x tel que

x2 + 5 et x2 - 5

sont tous deux des carrés.

 

Résoudre l'équation du troisième degré

x3 + 2x2 + 10 x = 20.

 

Mais, surtout, le nom de Fibonacci reste attaché à la suite de nombres :

 

1, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, 34, 55, 89, 144, ...

 

Dans cette suite, chaque terme, à partir du troisième, est égal à la somme des deux précédents; et la suite des quotients:

 

1/1, 2/1, 3/2, 5/3, 8/5, 13/8, 21/13, 34/21, ...

 

converge vers le fameux nombre d'or noté F (prononcer phi) en l'honneur du sculpteur grec Phidias, solution positive de l'équation du second degré:

x2 = x + 1

 

On a: F = (1 + rac car de 5) / 2 ~ 1,61803399

 

Un rectangle dont la Longueur est le produit par F de la largeur est appelé rectangle d'or ou rectangle Fibonaccien.

 

On construit une suite de rectangles qui "tendent" vers un rectangle d'or en partant d'un carré de côté 1 près duquel on construit un nouveau carré de côté 1, pour obtenir un rectangle de petit côté 1 et de grand côté 2; sur un des grands côtés de ce rectangle, on construit (vers l'extérieur) un carré dont ce grand côté est côté et l'on obtient un rectangle de côtés 2 et 3; en continuant suivant le même procédé on obtient une suite de rectangles dont les rapports Longueur/largeur sont les termes successifs de la suite de limite F vue plus haut; on obtient ainsi des rectangles qui, sans être fibonaccien, sont des approximations de plus en plus précises de rectangles d'or....

Lorsque, partant d'un rectangle d'or (de largeur w et de Longueur L = F w) on construit sur l'un de ses grands côtés un carré de côté ce côté, on obtient un rectangle plus grand qui est semblable au premier et est donc aussi un rectangle d'or (car le grand rectangle a pour Longueur L + w et pour largeur L et l'on a (L + w) / L = (F + 1) w / F w = F étant donné que F + 1 = F 2)

 

 

 

Les briques d'argent

 

 

Partons d'une brique B(h ; w ; L); comme nous l'avons dit plus haut, h est plus petit que w qui est lui-même inférieur à L.

 

On pose sur la grande face de cette brique B(h ; w ; L) (qui est sa face supérieure si notre brique est posée comme il se doit) une brique carrée B(w ; w ; L), et sur celle-ci une autre brique carrée B(w ; L ; L). On obtient une nouvelle brique (que l'on va poser sur sa grande face comme d'habitude) qui est une brique B(w ; L ; h + w + L). On appelle cette nouvelle brique la fille de la brique de départ.

 

 

Ainsi, la fille d'une brique B(h ; w ; L) est la brique B(w ; L ; h + w + L).

 

 

On peut remarquer qu'il est également possible d'obtenir la fille de la brique B(h ; w ; L) en lui "collant" sur sa face supérieure une brique fibonaccienne B(w ; L ; w + L).

 

On appelle brique d'argent une brique qui est semblable à sa fille (c'est-à-dire telle que les rapports Longueur/largeur et largeur/hauteur sont les mêmes pour ces deux briques).

 

 

On constate immédiatement qu'il est nécessaire pour que la brique B(h ; w ; L) soit une brique d'argent que w soit la moyenne géométrique de h et de L. (c'est-à-dire w = rac car de (h L).

 

En effet: :

si B(h ; w ; L) est d'argent, elle est semblable à sa fille B(w ; L ; h + w + L) et l'on a

 

(h + w + L) / L = L / w (quotient longueur / largeur)

et

L / w = w / h (quotient largeur / hauteur)

 

Cette dernière égalité pouvant s'écrire:

 

L h = w2 d'où le résultat w = rac car de (h L)

 

 

La condition ci-dessus n'est cependant pas suffisante comme le montre l'exemple ci-dessous:

 

La brique B(1 ; 3 ; 9) vérifie 3 = rac car de (1*9) mais sa fille, la brique B(3 ; 9 ; 13) ne lui est pas semblable (puisque 13 / 9 diffère de 9 / 3)

 

 

Si une brique est d'argent, alors sa fille est aussi une brique d'argent

 

En effet,

soit B(h ; w ; L) la première brique

sa fille est B(w ; L ; h + w + L)

la fille de celle-ci est B(L ; h + w + L ; h + 2 w + 2 L)

La première brique étant d'argent, on a

 

(h + w + L) / L = L / w

 

Il suffit donc de prouver que

 

(h + 2 w + 2 L) / (h + w + L) = (h + w + L) / L

 

Posons p = L / w

 

On a aussi p = w / h et p = (h + w + L) / L

 

Enfin

 

(h + 2 w + 2 L) / (h + w + L) = [ (h + w + L) + (w + L) ] / (h + w +L)

= [ p L + p h + p w] / (h + w + L)

= p

= (h + w + L) / L

 

Et le tour est joué !

 

 

On considèrera désormais une brique d'argent de hauteur 1, autrement dit B(1 ; p ; p2)

 

La fille B(p ; p2 ; p2 + p + 1) de B(1 ; p ; p2) étant elle aussi d'argent, on a:

 

p2 + p + 1 = p3

 

p est donc solution de l'équation de degré 3:

 

p3 - p2 - p - 1 = 0

 

 

 

Un autre italien célèbre

 

 

Gerolamo Cardano, plus connu en France sous le nom de Cardan est un mathématicien, médecin et philosophe italien né à Pavie, en Lombardie, en 1501, décédé en 1576; on lui doit le mode d'articulation qui porte son nom, très utile en mécanique et une étude approfondie des équations de troisième degré.

 

 

La formule de Cardan énonce qu'une solution de l'équation

x3 + a x + b = 0 est

 

[- b / 2 + (b2 / 4 + a3 / 27)1/2]1/3 + [- b / 2 - (b2 / 4 + a3 / 27)1/2]1/3

 

 

Cette formule qui nous conduit souvent dans des calculs complexes débouche parfois sur des résultats bien réels; c'est justement le cas de notre problème de brique d'argent.

 

 

 

Le nombre d'argent

 

 

Rappelons que nous cherchons un nombre p qui est solution de l'équation

 

p3 - p2 - p - 1 = 0 (E)

 

L'étude de la fonction numérique de la variable réelle p définie par

 

f (p) = p3 - p2 - p - 1

 

montre que l'équation (E) a une solution unique et que cette solution est comprise entre 1 et 2

 

en effet, la dérivée de f

 

f' (p) = 3 p2 - 2 p - 1

 

s'annule en - 1 / 3 et en 1 et

 

f (- 1 / 3) = - 22 / 27 < 0

 

f (1) = - 2 ; f (2) = 1

 

L'équation (E), moyennant le changement de variable défini par

 

x = p - 1 / 3

 

devient

 

x3 + ax + b = 0

 

avec a = - 4 / 3 et b = - 38 / 27

 

dont la solution donnée par la formule de Cardan est

 

x = (19 / 27 + rac car de 33 / 9)1/3 + (19 / 27 - rac car de 33 / 9)1/3

 

d'où le nombre p (dont l'unicité est acquise):

 

p = 1/3 [ 1 + rac cubiq de (19 + 3 rac car de 33) + rac cubiq de (19 - 3 rac car de 33) ]

 

 

Le nombre p, largeur d'une brique d'argent de hauteur 1 est appelé nombre d'argent; on le note Y (prononcer psi) en l'honneur de Psyché, jeune fille d'une grande beauté dans la mythologie grecque.

 

 

On a Y = 1/3 [ 1 + rac cubiq de (19 + 3 rac car de 33) + rac cubiq de (19 - 3 rac car de 33) ]

 

et Y ~ 1,839 286 755

 

 

Le calcul des valeurs exactes développées et réduites de Y 2 et de Y 3 est de nature à procurer au lecteur une satisfaction profonde si la confrontation avec une calculatrice en donne les valeurs approchées suivantes:

 

 

Y 2 ~ 3,382 975 767

 

Y 3 ~ 6,222 262 522

 

On a bien sûr 1 + Y + Y 2 = Y 3

 

 

 

Conclusion

 

 

Tout le monde aura remarqué naturellement que le nombre d'argent correspond (à des imprécisions de mesures prêt) aux rapports Longueur/largeur et largeur/hauteur des fameux lingots découverts le 20 juillet 1839 entre Crémone et Parme par deux valeureux carabiniers ; lingots qui provenaient vraisemblablement du trésor des Carbonari. Ces lingots d'argent étaient donc des briques d'argent, des briques qui valaient de l'or !

 

 

Ainsi donc, cette découverte a permis à E. Tribonano de mettre à jour un nombre, le nombre d'argent, dont l'intérêt est manifestement aussi vif que celui du nombre d'or. Nous verrons d'ailleurs dans un prochain article, que ce nombre est aussi la limite d'une suite (mise en évidence par E.T.), et qu'il est possible de construire une suite de briques qui "tendent" vers une brique d'argent.

 

 

Nota Bene : Ettore Tribonano n'a jamais existé et cette histoire est un roman (l'auteur : Gilles HAINRY)

 





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Q.I. Calendriers Révolution

juil 1997 ; mise à jour 18 janvier 1998

Gilles Hainry
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